Il y a quelques jours de cela, sur France Info, le philosophe Michel Serres a donné sa vision personnelle de la bande-dessinée Astérix, et figurez-vous que le grand homme (on ne rigole pas au fond) y a vu une apologie du fascisme, voire du nazisme, rien que cela…
Vous pouvez trouver la vidéo en question
ici, ou sur le site Fdesouche,
là.
Michel Serres étant un penseur génial, car passant à la radio (mais moins tout de même que BHL qui lui passe à la télévision), il ne saurait être question de mettre en doute sa théorie. Toutefois il est intéressant de considérer l’argumentaire de ce dieu vivant pour se rendre compte de l’originalité et de la profondeur de sa démarche, sans oublier de le remercier car grâce à lui et quelques autres qui ont osé pointer le danger que représentait la lecture d’œuvres aussi sulfureuses que Tintin et les Schtroumph, nos chères têtes plus vraiment blondes vont ainsi échapper à cette propagande nauséabonde et rappelant les heures les moins riches en lampadaires de notre Histoire, ce qui leur donnera l’opportunité de se plonger avec délice dans des œuvres merveilleuses, prônant la tolérance et l’amour de l’autre, comme par exemple le Coran.
Vivement le monde de demain, tiens…
Le premier argument de Monsieur Serres est la force brutale qui serait mise en exergue dans la bande-dessinée. En effet selon lui, tous les problèmes s'y résolvent par des coups de poing et des affrontements brutaux.
Je serais tenté de répliquer « Dans Shakespeare aussi ».
En effet, qui a jamais lu ou vu le grand dramaturge sait que son théâtre est rempli d’actes barbares et atroces, de batailles sanglantes, de meurtres violents (Mmmmmh!). On citera par exemple Le Roi Lear, qui met en scène un homme se faisant arracher les deux yeux devant le spectateur, Hamlet dont presque tous les principaux personnages passent de vie à trépas sans que l’on puisse accuser la vieillesse ou l’embauche malencontreuse d’un cuisinier anglais au château, sans compter la plupart des grandes pièces historiques dont l’intrigue se conclue par une grande bataille (Jules César, Richard III, Macbeth,…).
C’est dire qu’en terme de violence et de force brute le sémillant acteur du Globe se pose là… et pourtant nul ne songe à accuser notre grand auteur de corrompre la jeunesse et de donner le mauvais exemple. Au contraire, dirais-je même, et combien de grands universitaires se désespèrent que le théâtre de Shakespeare ne soit pas assez prisé par notre jeunesse « en mal de repères » ?
Oui avouons-le dès lors, monsieur Serres, votre argument de l’utilisation de la force dans Astérix ne vaut rien…
Mais si l’on considère la bande-dessinée de plus près, est-il si sûr que tout n’y est que violence et paires de baffes ? Le personnage principal, Astérix, est chétif et malin, tout le contraire de son inséparable compagnon, Obélix, qui lui personnifie véritablement la force brutale. Or, si l’on prend le temps de relire les albums, on se rend compte bien souvent que, contrairement à ce que nous sort Monsieur Serres, les intrigues se résolvent, non pas par l’utilisation bête et irraisonnée de la force, mais au contraire par la ruse que déploie notre héros pour triompher de ses adversaires, et les scènes de bataille n’y ont qu’un intérêt secondaire, destiné à introduire un comique de « tartes à la crème », plutôt destiné aux enfants, alors que l’intelligence déployée par le petit gaulois pour parvenir à ses fins donne lieu à un comique de situation plus fin, plutôt destiné aux adultes, art dans lequel Goscinny excellait.
C’est d’ailleurs pour cette raison que le véritable héros est le petit Astérix, et non l’imposant Obélix.
Michel Serres, qui n’est décidément pas à une ânerie près, développe comme second argument que la potion magique n’est autre qu’un équivalent des substances plus ou moins licites que prennent certains sportifs pour gagner les compétitions. En d’autres termes la bande-dessinée ferait l’éloge du dopage, de la drogue, et plus généralement de cet esprit mesquin qui ne s’intéresse qu’à la victoire, quels que soient les moyens, au mépris de l’effort. Il faut de plus ajouter que cet éloge de la virilité sportive, fortement teintée de tricherie, est une constante que l’on retrouve dans la plupart des régimes totalitaires du vingtième siècle (lire à ce sujet le surprenant W ou le souvenir d'enfance de Pérec), d'où l’idée de Monsieur Serres de lier l’usage de la potion au fascisme.
A tout ceci je pourrais répondre ce que j’ai déjà écrit pour le premier argument, à savoir que les albums d’Astérix mettent davantage l’accent sur l’astuce et la débrouillardise, bref l’imagination, que sur la tricherie ou la force brute. Deux exemples permettent d’ailleurs d’illustrer cette idée :
- Dans Astérix chez les Bretons, nos gaulois préférés vont passer quelque temps sur ce qui deviendra la Perfide Albion, non pas pour convertir les peuplades barbares qui l’occupent à la bonne cuisine (je devrais arrêter avec mes blagues douteuses sur les habitudes alimentaires de nos voisins d’Outre-Manche, cela devient lourd…) mais pour les aider à résister à l’invasion romaine grâce à un tonneau de potion magique. Après mille péripéties le tonneau est finalement perdu, mais la bataille finale contre les romains est malgré tout gagnée grâce à la ruse d’Astérix qui persuade les combattants bretons que ce qu’ils ont bu, en fait une simple infusion, était la véritable potion magique. Si l’on devait donner une morale à cette histoire il faudrait alors écrire que c’est la confiance en soi qui prime, et non l’utilisation de produits destinés à asseoir sa supériorité.
- La même idée se retrouve dans Le Combat des Chefs, aventure dans laquelle un imposant gaulois « collabo » lance un défi à Abraracourcix, le chef du village d’Astérix, alors privé de potion magique après que Panoramix a perdu l’esprit. Les tentatives de réveiller le druide se soldant par une série d’échecs, Asterix décide d’entraîner Abraracourcix comme un vrai sportif, comptant uniquement sur ses capacités physiques, et c’est d’ailleurs ainsi qu’il peut tenir tête à son adversaire, sans l’aide de la potion magique.
On est loin, on le voit, d’une célébration de l’individu qui ne devrait sa force qu’à une drogue quelconque. On pourrait même ajouter que de nombreuses aventures du petit gaulois sont construites autour de la nécessité de trouver une alternative à la potion magique, les réserves menaçant régulièrement de s’épuiser.
La troisième remarque de Michel Serres porte sur le personnage du barde Assurancetourix, qui symboliserait la culture, culture d’ailleurs mise à mal par ses camarades l’empêchant régulièrement de chanter. Monsieur Serres y voit ainsi le propre des régimes fascisants qui se déclarent ouvertement adversaires de l’art et des choses de l’esprit. Au passage, et pour illustrer son propos, notre impayable philosophe nous gratifie bien entendu de l’inévitable phrase « Quand j’entends le mot culture je sors mon revolver », aphorisme qu’il attribue évidemment à Goering, le chef de la Luftwaffe et numéro deux du troisième Reich. Il faut préciser ici que ce personnage, certes peu recommandable, n’a jamais tenu de tels propos, au contraire même, vu qu’il était connu pour s’être constitué une collection d’œuvres d’art personnelle alimentée par le pillage lors des conquêtes de l’Allemagne nazie.
Si Monsieur Serres avait eu un peu de culture et de recul, justement, jamais il ne serait tombé dans un piège aussi grossier…
"Quand ch’entends une kronike de Michel Serres, che sors mein refolfer !!!"
Mais refenons... pardon, revenons donc à l’accusation de cet éminent penseur, comme quoi Astérix serait une charge contre la culture…
Tout d’abord, faut-il rappeler à Monsieur Serres, tout philosophe qu’il est, que cette propension à écarter le barde se retrouve chez Platon lui-même, qui affirme qu’il faut expulser les poètes de la cité idéale ? Qu’il commence par faire la critique du philosophe grec…
Ensuite, combien de situations humoristiques dans la bande-dessinée, prennent leur source dans un clin d’œil historique ou artistique, à tel point qu’il a été dit avec raison qu'Astérix s’adressait davantage aux adultes qu’aux enfants, tant il fallait être pourvu d'une certaine culture générale pour apprécier toutes les plaisanteries disséminées ça et là par Goscinny ? Combien de discussions entre amis pour comprendre la référencé cachée derrière la réplique d’un personnage, à première vue innocente (Je pense ainsi à cette scène du Bouclier Arverne dans lequel, lorsque l’on demande à un Abraracourcix obligé de subir une thalassothérapie, d’indiquer ou se trouvent Astérix et Obélix, celui-ci déclare, indiquant une piscine remplie d’eau, et une autre vide : « Mes gaulois sont dans la pleine » !) ? De plus, combien de lecteurs ont eu l’occasion de se familiariser avec les spécificités de la civilisation de la Rome antique grâce aux nombreuses allusions sur les pratiques culturelles que l'on retrouve dans les dessins d’Uderzo ? Que l’on songe par exemple aux planches illustrant les orgies romaines dans Astérix en Helvétie, pour lesquelles Goscinny et Uderzo se sont directement inspirés du Satyricon de Fellini (excusez du peu...), et l’on aura ainsi une idée de la qualité du travail de documentation fourni par les auteurs pour composer une aventure.
Ainsi l’analyse de Michel Serres ne résiste pas plus de deux minutes à la simple lecture des albums, à tel point qu’il me semble que cet immense philosophe n’a parlé de cette œuvre que par ouïe dire, et qu’il n’en a tiré que les éléments qui l’arrangeaient pour composer sa chronique, visiblement rédigée en trois minutes sur un coin de table.
L’univers d’Astérix est si riche que Monsieur Serres aurait pu nous gratifier d’une analyse anthropologique (instinct de conservation des peuples cherchant à protéger leurs modes de vie et traditions des influences extérieures lorsque celles-ci sont imposées d’office), sociologique (ce que cette bande-dessinée nous renvoie comme image de nos sociétés modernes), historiques (la situation du village encerclé trouve une résonance dans plusieurs épisodes du passée, voire du présent, comme la Bataille d’Angleterre, la Résistance, les guerres Israëlo-arabes…), et justifier ainsi ses émoluments. Au lieu de cela il se contente du minimum syndical en signant une chronique dont le parti pris et l’argumentaire feraient honte à un professeur de philosophie de Terminale.
Et puis cette manie tellement conformiste de tout ramener au fascisme… comme si le fascisme était l’Alfa et l’Oméga qui expliquait toutes les catastrophes en ce bas monde, les guerres, les famines, jusqu’aux changements climatiques, en passant par les discours de Martine Aubry.
Le fascisme, à notre époque, a remplacé le croque-mitaine, le grand méchant loup des enfants, destiné à faire peur à l’auditoire qui entend prononcer son simple nom et à provoquer en lui un réflexe de rejet pavlovien pour mieux lui faire accepter les thèses de ceux qui disent être ses adversaires résolus (« Si vous n’êtes pas d’accord avec nous vous étés des fascistes ! »). Ce n’est pas un hasard si le spectre du fascisme est agité à tort et a travers par les mouvements gauchistes. Il est simplement désolant de constater que Monsieur Serres, philosophe auto-proclamé, s’adonne lui aussi à une manipulation aussi grossière.
Enfin, pour donner le coup de grâce à cette vision que je qualifierais de merveilleux « foutage de gueule », rappelons que Gsocinny et Uderzo, les deux auteurs, sont issus de familles ayant immigré en France, d’où leurs patronymes ne fleurant pas exactement « la Gaule ». Des descendants d’immigrés forment en général d’assez piètres fascistes, lesquels ont plutôt tendance à se recruter au sein de populations pour qui le mot « étranger » est une atrocité.
On pourrait ainsi faire l’éloge de ces deux hommes qui ont tellement bien assimilé et aimé la culture française, qui n’était pas la leur au départ, qu’ils en ont tiré l’une des œuvres les plus populaires de notre patrimoine. C’est le genre de miracle que peut produire l’assimilation, ce concept si nauséabond…
Rappelons également que la famille de René Goscinny est d’origine juive-polonaise, et qu’elle a de ce fait payé un lourd tribut à la folie meurtrière d’un certain petit moustachu nerveux du siècle dernier. J’ai, je l’avoue, quelque peu du mal à croire que ce cher Goscinny ait pu faire l’éloge, même inconsciente, d’un système responsable de la disparition de plusieurs de ses proches.
Mais il est vrai que je n’ai pas la profondeur de vue d’un Michel Serres.