Oui
cher lecteur fidèle à
ce blog malgré son inanité et ses parti-pris, évoquer le
chef-d’œuvre de Mozart est à
peu près aussi original que citer “Citizen Kane” dans la
catégorie “films de légende”, “la Joconde” dans celle des
plus grandes œuvres picturales de tous les temps, ou les clips de
Lady Gaga dans celle des bouses musicales les plus consternantes de
ce début de siècle, tant nous parlons ici d'incontournables... en
effet cet opéra, l’opéra des opéras, le Graal de l'art lyrique,
compte parmi les joyaux de l’humanité, et pourtant c'est à
la tâche
éprouvante d’écrire un article à
son sujet que je m'attelle aujourd'hui ; c'est dire si je vais devoir
me battre pour tenter de donner un certain intérêt à
ma prose dont le thème a déjà été traité en de maintes
occasions, et souvent brillamment.
Bien
entendu sous le nom italianisé de Don Giovanni se cache le mythique
personnage de Don Juan, le sulfureux séducteur dont la soif de
liberté et la lutte contre les entraves de toute morale ont fasciné
les plus grands écrivains, de Tirso de Molina à
Byron en passant par Molière (excusez du peu...), ce qui a eu pour
effet de donner à
cette légende de multiples visages, parfois opposés. L’œuvre de
Mozart, dont Da Ponte a écrit le livret, constitue en quelque sorte
un condensé de toutes les influences littéraire qui ont fait Don
Juan lorsque l’opéra a vu le jour en 1787.
Mais
tout d'abord qui est Don Giovanni, alias Don Juan? Il s'agit, dans la
production qui nous occupe ici d'un jeune noble pourvu de tous les
vices, ou presque. En plus d’être un séducteur sans scrupule il
est vil, menteur, tricheur, manipulateur, amoureux du luxe,
exploiteur des classes subalternes, il
aurait bien aimé voter DSK et
entre la veuve et l'orphelin son choix est vite fait...
Il
nous faut toutefois reconnaître que le Don Juan de Da Ponte, le
librettiste de Mozart, est proche de la caricature et ne revêt pas
l’épaisseur et la complexité du Don Juan de Molière qui se
révèle plus troublant, plus humain (on citera ainsi la scène du
mendiant qu'il oblige sans succès à
blasphémer avant de lui faire grâce de l’aumône (« pour
l'amour de l’humanité »), et surtout celle du jeune homme
qu'il sauve d'une attaque de bandits, épisode durant lequel il se
montre sous un jour noble et désintéressé). Au contraire le Don
Juan de l'opéra est présenté sous un jour sans cesse lâche et
trompeur, sauf peut-être dans la fameuse scène de sa confrontation
avec la statue du commandeur. Mais assez de bavardage et “déflorons”
(le sujet s'y prête bien) dès
maintenant l'intrigue...
Tout
d’abord l’ouverture, l’une des plus belles et des plus
audacieuses, assurément, jamais composées pour un opéra, et qui
donne une idée du destin tragique qui attend ce personnage
particulièrement picaresque :
Le
premier acte s'ouvre sur une habitation espagnole cossue devant
laquelle Leporello, le valet de Don Giovanni, monte la garde.
Leporello (Sganarelle chez Molière) est un serviteur complexe, à
la fois fasciné et révulsé par le comportement de son maître.
Certains commentateurs y ont vu un Don Juan raté, par excès de
lâcheté ou de morale, vivant par procuration la vie trépidante de
son inquiétant patron. Toujours est-il que profitant d’être seul,
l'homme se plaint de l'existence besogneuse qu'il doit vivre dehors,
dans le froid et la pluie, tandis que Don Giovanni reste au chaud à
courtiser les belles.
Justement
en parlant du loup, le vert galant fait son entrée, seulement
vêtu d'une serviette de bain Sofitel et poursuivant une femme de
chambre le visage caché par un
masque, et à
la poursuite de Donna Anna, la jeune femme qui habite les lieux,
visiblement peu intéressée par la perspective de jouer au docteur
avec le bel hidalgo, la médecine en ce temps là
n’étant que peu développée. Mais alors que le jeune pervers la
rattrape, il est dérangé dans le « plan B » de sa
tentative de séduction (il doit ainsi passer du « hé
mam’zelle, mam’zelle, vous avez euh… plein d'étoiles dans vos
yeux… hé
Mouloud c’est bien comme ça qu’on dit ? » au « hé
vas-y, fais pas ta tepu, je suis directeur
du FMI un grand d'Espagne, allez t'as un 06? »
comme dans maintenant 80% des cas en banlieue : Don Juan, un
séducteur moderne…) le père de la demoiselle, que nous nommerons
« le commandeur » apparaît et le défie à
l’épée. Mal lui en prend car le patriarche finit embroché par la
lame acérée (et pas autre chose) de Don Giovanni, ce qui donne
l'occasion aux deux larrons de s’éclipser discrètement, tandis
que la pauvre Donna Anna pleure son défunt géniteur en compagnie de
son soupirant, Don Ottavio.
Nous
retrouvons le duo Don Giovanni-Leporello errant un peu plus loin,
alors que le valet se décide à
révéler à
son maître combien il trouve sa conduite scandaleuse (surtout qu'il
ne lui laisse jamais les « miettes »), mais il s’aperçoit
rapidement que son employeur ne fait aucunement attention à
ses dires, tous ses sens étant mis en alerte par l’arrivée
impromptue d'une femme, que bien entendu Don Giovanni s'empresse de
courtiser... erreur ! La nouvelle venue, il s'en rend compte
trop tard, n'est autre que... son ancienne femme, Donna Elvira, qu'il
a abandonnée bien lâchement (mais quelle était la probabilité
qu'il tombe ainsi, par hasard, justement sur elle???). Pris au
dépourvu, notre Bill Clinton espagnol ne trouve rien de mieux que de
laisser à
Leporello le soin de distraire l'attention de son épouse en colère
(on le serait pour
moins que cela) afin de bénéficier
du temps nécessaire pour détaler, tâche
dont le malheureux serviteur s'acquitte à
merveille en montrant à
Donna Elvira un ouvrage volumineux contenant le nom de toutes les
conquêtes de son maître dans les pays qu'il a visités. C'est le
fameux « air du catalogue », l'un des plus beaux morceaux
de l’art lyrique pour baryton, dans lequel nous apprenons entre
autres que Don Giovanni a déjà séduit mille et trois femmes rien
qu'en Espagne, l’Italie et la France étant quant à
elles soumises à
la concurrence féroce de Berlusconi et de DSK (et c'est à
ce moment là qu'une angoisse saisit
le spectateur mâle
en songeant au troupeau innombrable des belles-mères acariâtres
parties à
la poursuite de Don Giovanni... la solidarité masculine, que
voulez-vous).
Tout à
leur fuite éperdue, Leporello et son maître se retrouvent au beau
milieu d'une fête villageoise qui célèbre les noces de Masetto et
Zerlina, deux paysans du coin qui pour leur malheur croisent ainsi le
chemin du vil séducteur, car le noble espagnol n'a de cesse, dès
qu'il l'a vue, d’éloigner la jeune ingénue de son fiancé pour en
profiter bassement lui ouvrir les
yeux (non mais où
va-t-on si on laisse les belles s'unir à
de sales pauvres...???). Leporello quant à
lui, voyant que l’assemblée est pleine de ravissantes jeunes
filles en fleur à
l'ombre desquelles il aimerait bien perdre un peu de bon temps
(coucou Marcel!) tente sa chance auprès d'une des petits
campagnardes, en tentant d'imiter son employeur dans l'art délicat
de la séduction... las, sa technique rappelle davantage la subtilité
d'un Delanoë tentant de draguer l'électorat musulman, et le pauvre
valet a tôt fait de se prendre une gifle bien sentie. Mais il
retrouve bientôt ses esprits quand Don Giovanni lui demande de
distraire toute l’assemblée avec moult vins et chansons pendant
que lui sera seul avec la belle Zerlina...
Mais
alors que le jeune hidalgo s’apprête à
lui montrer sa euh... richesse (superbe duo « la ci darem la
mano ») voilà que débarque Donna Elvira qui sauve la naïve
jeune fille des griffes du satyre ne songeant qu’a se « divertir ».
Déçu et furieux Don Giovanni s’éloigne, la
queue entre les jambes, mais à
peine a-t-il fait quelques pas qu'il tombe sur Donna Elvira et Don
Ottavio qui, heureusement pour lui, ne le reconnaissent pas. Il
entame donc la conversation avec eux, comme si de rien n’était,
mais c'est sans compter sur l’arrivée de Donna Elvira (une fois de
plus... je crois comprendre pourquoi Don Giovanni l'a abandonnée)
qui révèle au couple combien son volage de mari est un homme bas et
haïssable. C'est l'occasion pour Mozart de composer un fantastique
quatuor. Notre obsédé de service réussit tant bien que mal à
se débarrasser, une fois de plus, de son ancienne femme (mais il
n'ose toujours pas la faire passer de vie à
trépas ce qui aurait pour avantage de la calmer définitivement...
tssss petit joueur!) mais il se trahit en saluant la compagnie, car
sa voix et ses expressions rappellent celles de son agresseur à
Donna Anna... dès
lors la jeune femme comprend tout et, racontant la terrible nuit à
Don Ottavio, demande à
ce dernier de la venger (superbe air « Or sai chi l'onore »).
Don
Giovanni quant à
lui retrouve Leporello et lui fait part de son projet de donner le
soir même une grande fête en sa demeure pour les convives du
mariage de Masetto et Zerlina, afin de profiter de la présence de la
jeune fille (c'est le célèbre air dit « du champagne »)
Alors que
les préparatifs de la soirée battent leur plein, Zerlina retrouve
Masetto et lui demande de lui pardonner sa conduite, mais Don
Giovanni, le maître des lieux, les aperçoit et les fait entrer,
coupant court à toute
discussion. Au même moment Don Ottavio, Donna Anna et Donna Elvira,
qui ont tous les trois revêtu des costumes de bal masqué s'invitent
incognito à la fête sans
que Leprello ou son patron puissent les reconnaître. Le piège
semble se refermer sur Don Giovanni …
Ainsi,
alors que ce dernier ne se doute de rien, il invite Zerlina à
danser et, se montrant particulièrement pressant, tente de l’écarter
du groupe des invites, mais la jeune femme appelle à
l'aide, incitant par la même Don Ottavio et ses deux compagnes à
passer à
l'action. Don Giovanni, éberlué, tente de s’échapper en
utilisant la plus basse des excuses de celui pris la main dans le
sac, la fameuse défense dite du « Zyva hé m'sieur c'est pas
moi, hé sale bâtard tu m'accuses pas j'ai rien fait ! »
en faisant porter le chapeau à
Leporello, ce qui lui donne le temps d'échapper à
la vindicte populaire...
Mais comme nous parlions de Don Giovanni justement, nous le retrouvons avec Leporello, caché dans un cimetière. Alors qu’il narre sur un ton hilare à son éternel souffre-douleur ses dernières aventures, il est coupé net par une voix d’outre-tombe qui affirme qu’il aura cessé de rire au lever du soleil… mmmmh une voix d’outre-tombe… dans un cimetière… la nuit… sans doute quelque fieffé nécrophile qui leur font une blague en contemplant le ciel étoilé avec sa nouvelle conquête fraîchement déterrée, se dit Don Giovanni. Mais non… la voix, ils s’en rendent bientôt compte, provient en réalité de la statue du commandeur que Don Giovanni a tué en duel au tout début de l’opéra. Partagé entre la surprise et la crainte, le libertin trouve toutefois assez de morgue pour inviter la statue à dîner chez lui, par l’entremise de Leporello qui manque de s’évanouir.
A noter que
ce final est l’un des plus étourdissants qu’a écrit Mozart,
digne de celui du deuxième acte des « Noces de Figaro »
(et ce n’est pas peu dire…).
Le
rideau se relève sur un duo à
un rythme effréné entre Don Giovanni et son valet, lequel
n’apprécie visiblement pas de servir de bouclier humain dans les
situations désespérées (il aime se plaindre pour un rien… un bon
coup de bastonnade à
la mode de l’Ancien Régime le calmerait quelque peu), mais ses
réticences à
servir de nouveau l’objet de ses tourments sont vite calmées
lorsque son maître lui offre une prime pour l’aider de nouveau,
car il a repéré une nouvelle proie qui n’est autre que la femme
de chambre de Donna Elvira (les femmes de chambre constituent bien
des cibles de choix pour les séducteurs de toutes les époques), et
pour arriver à
ses fins, Don Giovanni a concocté un plan particulièrement subtil,
sachant qu’il cherche à
éloigner son ancienne femme pour pouvoir compter plus facilement
fleurette à
la demoiselle…
Et toi
lecteur (et surtout lectrice) esbaudi, en état de transe admirative
passionnée devant ce blog digne d’une des sept ou huit, je ne sais
plus, merveilles du monde (youhou il y a quelqu’un ??) qui lit
cela, à
la place de Don Giovanni, de quel stratagème userais-tu pour te
débarrasser de Donna Elvira ? On pourrait par exemple imaginer
Leporello lui portant un message de la part de son patron, lui
demandant de se rendre à
l’instant, pour une affaire urgente, dans un endroit fort éloigné,
ce qui aurait pour avantage de rendre Leporello disponible pour
monter la garde devant la maison de la dame pendant que le jeune
noble « s’affaire » à
l’intérieur… et bien non, pas de cela ici, Don Giovanni est bien
plus malin que toi, lecteur (ou lectrice) esbaudi, il va profiter de
l’obscurité de la nuit pour … échanger son costume avec celui
de son serviteur et demander à
ce dernier d’imiter sa voix et ses gestes pour occuper Donna
Elvira… le genre de « ruse » qui n’a pas une chance
sur mille de réussir dans la vraie vie, car je crois que même parmi
les membres du fan-club de Yannick Noah il n’est pas possible de
trouver une gourde assez cruche pour ne pas savoir distinguer, y
compris en pleine nuit, un ancien amant avec lequel elle a tout de même
partagé une partie de sa vie, de son homme de main. C’est là
l’une des grandes faiblesses des opéras que Mozart a composés
avec Da Ponte ; le recours à
une ficelle scénaristique
grosse comme un câble d’ascenseur pour arriver à
l’épilogue, et c’est un stratagème que nous retrouvons
également dans « les Noces de Figaro » et « Cosi
fan tutte »… mais Da Ponte, le librettiste, n’est pas
l’unique responsable de ce type de coup de théâtre foireux. Il
faut plutôt remettre ce genre d’histoire dans la tradition de la
littérature picaresque de l’époque qui multipliait les péripéties
les plus incongrues, pourvu que le récit contienne son lot de scènes
bouffonnes ou palpitantes.
Donc passons
sur ce stratagème proprement consternant et poursuivons, d’autant
plus qu’il nous faut bien avouer que la musique de Mozart rattrape
largement les faiblesses du livret…
Nous
retrouvons ainsi Don Giovanni et Leporello, grimés l’un en
l’autre, occupés à
tromper la pauvre Donna Elvira. Ainsi Leprello s’éloigne avec
celle qui fut l’épouse de son patron, tandis que notre obsédé de
compétition chante une fort belle sérénade à
la servante (ça c’est la classe, prenez-en de la graine, vous qui
galérez dans l’art bien difficile de la séduction, c’est quand
même autre chose qu’une 206 tunée,
hein…)
C’est
alors que Masetto et quelques-uns de ses amis font leur apparition,
armés de fourches et de bâtons, histoire de montrer à
l’indélicat libertin comment s’amuser de façon plutôt virile
avec ces charmants instruments. Prenant le noble espagnol pour son
valet, Masetto lui demande naïvement de le renseigner sur l’endroit
où
son maître pourrait se cacher. Don Giovanni parvient habilement à
éloigner la menaçante compagnie et, prenant prétexte d’examiner
les armes de Masetto, le désarme et lui fait subir le sort qu’il
voulait lui réserver. Ainsi jeunes gens candides qui me lisez
peut-être, sachez vous méfier de l’importun qui vous dirait
« Quoi ? Tu possèdes un Magnum 357 pour te défendre
contre un agresseur éventuel qui voudrait te délester des cinq
mille euros cash que tu transportes actuellement ? Comme tu as
raison, mais donne-moi tout de même ton arme histoire que je vérifie
qu’elle est bien chargée, on n’est jamais trop prudent… ».
Les personnages d’opéra sont souvent d’une naïveté touchante…
Don Giovanni
parti, Masetto, donc, gît par terre, bien amoché, mais son calvaire
ne dure pas longtemps car Zerlina l’aperçoit et court à
sa rescousse… s’ensuit une scène au cours de laquelle la jeune
paysanne, bien moins innocente qu’il n’y paraît,
use de paroles fort bien imagées pour réconforter son pauvre
Masetto, en lui faisant miroiter ce qui l'attend lorsque les deux
tourtereaux seront enfin tranquilles…
Pendant
ce temps Leporello, toujours occupé à
tromper Donna Anna sur sa véritable identité, voit arriver à
lui Don Ottavio et Donna Anna qui le prennent pour son maître. Le
pauvre Leporello, se voyant menacé de toutes parts, est obligé de
se démasquer pour sauver sa vie, mais devant le refus de ses
adversaires de lui pardonner, parvient à
s’enfuir sans être rattrapé. Oui dans cet opéra, Don Giovanni et
Leporello maîtrisent parfaitement l’art de l’esquive et des
accélérations soudaines, au contraire de leurs ennemis qui semblent
tous être de pathétiques tétraplégiques ou de simples feignasses
tant la perspective de devoir courir trente secondes après les deux
gredins semble représenter pour eux un effort surhumain.
Don
Ottavio et Donna Elvira s’éloignent à
leur tour, méditant leur vengeance, laissant Donna Elvira seule.
C’est l’occasion pour elle, dans un somptueux air, sans doute
l’un des plus beaux pour soprano (le fameux « Mi tradi
quell’alma ingrata »), de s’avouer que, malgré toutes ses
turpitudes, elle aime toujours Don Giovanni, passionnément, et
tremble à
l’idee qu’il pourrait lui arriver « un accident
regrettable » (genre le frein à
main de sa Punto qui cède « mystérieusement », le
faisant plonger dans le bassin du port de St Martin-sur-mer alors
qu’il était justement occupé sur la banquette arrière en
charmante compagnie. C’est ce qui s’appelle disparaître avec
classe…).
Mais comme nous parlions de Don Giovanni justement, nous le retrouvons avec Leporello, caché dans un cimetière. Alors qu’il narre sur un ton hilare à son éternel souffre-douleur ses dernières aventures, il est coupé net par une voix d’outre-tombe qui affirme qu’il aura cessé de rire au lever du soleil… mmmmh une voix d’outre-tombe… dans un cimetière… la nuit… sans doute quelque fieffé nécrophile qui leur font une blague en contemplant le ciel étoilé avec sa nouvelle conquête fraîchement déterrée, se dit Don Giovanni. Mais non… la voix, ils s’en rendent bientôt compte, provient en réalité de la statue du commandeur que Don Giovanni a tué en duel au tout début de l’opéra. Partagé entre la surprise et la crainte, le libertin trouve toutefois assez de morgue pour inviter la statue à dîner chez lui, par l’entremise de Leporello qui manque de s’évanouir.
Pendant
ce temps, un peu plus loin, Don Ottavio, qui commence à
perdre patience, explique à
Donna Anna que, d’accord elle vient de perdre papa, tué sous ses
yeux par un gredin qui a manqué de la violer, et tout cela il y a à
peine quelques heures, mais que bon, lui il est là,
plein de sève et d’énergie, que la vie continue, tout ça… et
qu’il aimerait bien que sa fiancée consente enfin à
l’épouser, histoire qu’il puisse se taper autre chose que des
déconvenues en série dans cette regrettable histoire. Peine perdue,
Donna Anna, pour ne pas avouer qu’elle est en fait terriblement
frigide, prétexte le deuil de son père dont le cadavre est encore
relativement tiède (le chat continue de faire sa sieste dessus), et
que tant que ce dernier ne sera pas vengé, pas question de fricoter
en bon uniforme avec la bénédiction de monsieur le curé (les
femmes ne savent plus quoi inventer pour échapper à
leurs devoirs, je vous jure…). Pour la petite histoire, sachez que
l’air que chante le personnage de Donna Anna à
cet instant précis a été particulièrement critiqué par Berlioz
qui lui reprochait ses vocalises outrancières et gratuites. Cela ne
me choque pas pour ma part, et tout en reconnaissant que nous ne nous
trouvons pas là
devant la plus belle partie de l’œuvre, je dois dire que le
morceau passe plutôt bien.
Mais
trêve de bavardage faussement érudit, car nous arrivons à
la grande scène de l’opéra, celle du repas final… en effet Don
Giovanni fait une entrée princière dans la salle à
manger de sa demeure, alors que de nombreuses femmes sont accrochées
à
ses bras, et demande à
ce qu’on le serve sans plus attendre, tandis que les musiciens
jouent des airs plaisants pour accompagner le dîner (on reconnaîtra
d’ailleurs au passage l’un des airs des « Noces de
Figaro », le « non piu andraï,
farfallone », petit clin d’œil de Mozart à
lui-même).
Alors
que le libertin savoure son repas, tout un dialogue en aparté (je
précise « en aparté » parce que chacun des deux
protagonistes commente l’action au lieu de s’adresser directement
à
son interlocuteur) a lieu entre lui et son valet, Leporello faisant
part de son ahurissement devant l’appétit pantagruélique de Don
Giovanni qui ne lui laisse rien. On comprendra aisément qu’ici la
nourriture désigne en réalité indirectement les femmes dont Don
Giovanni fait une consommation effrénée, ce qui constitue un moyen
imagé de montrer que les demoiselles ne sont, pour notre libertin,
qu’une source de plaisirs au même titre que la bonne chère et le
vin. Mais alors que Don Giovanni est tout à
son engloutissement de victuailles, qu’elles aient arboré, il fut
un temps, plumage, pelage, ou jupons, l’inévitable Donna Elvira
(oui, encore elle… quand je disais que notre homme aurait dû
s’en débarrasser une bonne fois pour toutes) fait son entrée pour
supplier son ancien mari, une dernière fois, de renier sa vie de
débauche et de retourner avec elle. Tentative vouée à
l’échec, et c’est sous les railleries de Don Giovanni que Donna
Elvira, penaude, se sauve. Mais son cri résonne soudain sous les voûtes de la grande salle, et tous de s’enfuir, terrifiés. Don
Giovanni demande à
Leporello d’aller voir qui est à
l'origine de tout ce raffut, mais le pauvre valet revient bientôt,
vert de peur, affirmant qu’un imposant homme en blanc s’avance,
et effectivement la statue du commandeur apparaît devant le libertin
incrédule.
Nous
voici donc à
la fameuse scène de la confrontation entre Don Giovanni et la statue
de l’homme qu’il a tué. Elle est très brève chez Molière,
mais chez Mozart et Da Ponte elle dure une bonne dizaine de minutes
et représente l’une des pages les plus saisissantes de tout l’art
lyrique. Je dirais même que si parmi toutes les œuvres qui ont été
composées pour la scène il ne fallait en choisir qu’un seul
extrait, c’est sans doute ce fameux morceau de génie qu’il
faudrait sélectionner…
La
statue fait donc son apparition, dans la stupeur générale, et
propose à
son tour à
Don Giovanni de se repentir et de venir dîner avec elle. J’écrivais
plus haut que le Don Juan de Mozart était moins complexe et plus
caricatural que celui de Molière, tant il semble collectionner les
défauts, sans rien pour le racheter, mais il faut toutefois lui
reconnaître un certain courage, et c’est en avançant la tête
haute que Don Giovanni accepte enfin son destin, au lieu de fuir
comme à
son habitude. Il serre donc la main de la statue en signe d’accord,
celui d’un homme libre et que nul ne peut soumettre, et se voit
instantanément projeté dans les flammes de l’enfer, sous l’œil
terrifié de Leporello…
Alors
que tout est fini, les autres protagonistes de l’opéra font leur
entrée sur la scène, évoquant la disparition du noble à
la vie dissolue. Chacun révèle ce qu’il compte faire, maintenant
que l’objet de ses tourments n’est plus : Donna Elvira annonce
qu’elle va entrer au couvent, comprenant que décidément plus
aucun homme ne veut d’elle, Masetto et Zerlina vont finir de se
marier, Leporello va pointer à
l’ANPE, et alors que Don Ottavio s’élance, la braguette déjà
ouverte, sur Donna Anna, celle-ci lui annonce tout de go que
dis-donc, cette affaire l’a fortement remuée, aussi préfère-t-elle
attendre encore un an avant d’épouser qui que ce soit…
L’opéra
se clôt sur nos personnages se réjouissant de la disparition du vil
malandrin et du triomphe de la morale (à
l’exception toutefois de Don Ottavio, parti se jeter sous un métro,
ce qui, avouons-le, représente une certaine gageure dans l’Espagne
du dix-huitième siècle…).
Il y
aurait encore beaucoup à
dire sur cet opéra, sa richesse musicale exceptionnelle, la
psychologie de ses personnages, en particulier, bien entendu, Don
Giovanni, qui représente en quelque sorte l'homme libre de toute
emprise morale, jusqu'au dénouement fantastique face à
l'imposante statue, symbole de la loi divine écrasante (superbe
scène philosophique quand on y pense, très prométhéenne...).
Quoi
qu'il en soit, comment ne pas comprendre que cette œuvre représente,
pour des milliers d'amateurs à
travers le monde, l'une des plus belles œuvres de l'art lyrique ?
Comment ne pas voir que Mozart a composé là
l'un de ses plus grands chefs-d’œuvre, et surtout comment, lecteur
admiratif, comment en suis-je réduit à
écrire une conclusion aussi pourrie... ???
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire