mercredi 25 janvier 2012

Leçon d’écriture


Le jeune homme fit son entrée d’un pas peu assuré dans la petite pièce encombrée de centaines de manuscrits éparpillés en piles informes à même le sol. Il se sentait encore une fois perdu.

- Ah, très bien, je vous attendais !

Il sursauta. Devant lui se tenait une femme entre deux âges, l’air énergique, sans maquillage, assise derrière un bureau que recouvraient entièrement des monceaux de dossiers vomissant leurs contenus tout autour d’eux.

- Asseyez-vous monsieur, fit la directrice de la maison d’édition en chaussant ses lunettes

L’écrivain en herbe obtempéra, en priant tout bas que sa nervosité extrême ne fut pas remarquée par son interlocutrice. Cette dernière continua sur un ton courtois, mais sans chaleur aucune :

- Bien, je viens de parcouri… je veux dire finir votre roman et il se trouve que je l’ai trouvé, disons, intéressant…
- Je… merci madame
- C’est un premier roman je suppose ?
- Euh je… oui madame
- Oui cela se voit tout de suite, il y a encore de nombreux défauts à corriger avant de considérer que votre œuvre ait une chance d’être éditée, car je ne vous le cache pas, votre livre n’est pas publiable en l’état
- Ah je… je vois
- Toutefois vous m’êtes sympathique, jeune homme, fit la directrice en esquissant un sourire commercial, et vous m’apparaissez non dénué de talent, aussi j’ai bien voulu vous accorder ce petit entretien pour vous donner quelques conseils afin que nous puissions peut-être, dans l’avenir, envisager une fructueuse collaboration
- T… euh très bien
- Tout d’abord le style, reprit son interlocutrice, il est certes de qualité mais vous êtes trop ampoulé, trop pompeux… vous savez il faut être direct pour ne pas lasser et perdre le lecteur ! Le désir d’en faire trop est hélas un défaut qui guette nombre de débutants dans le métier.
- Oui on me l’a dit souvent, mais vous savez j’ai tenté de me corriger et je peux dès lors vous assurer que la version que je vous ai envoyée est considérablement allégée par rapport à ce que j’avais initialement couché sur le papier et…
- Il faudra faire encore plus d’effort je le crains ! Tenez quand vous écrivez là «A la campagne, Mme de » bla bla bla « était adorée » bla bla bla... ah voila ! « mais surtout parce que la pureté d'un sang où depuis plusieurs générations on ne rencontrait que ce qu'il y a de plus grand dans l'histoire de France avait ôté à sa manière d'être tout ce que les gens du peuple appellent «des manières» et lui avait donné la parfaite simplicité. Elle ne craignait pas d'embrasser une pauvre femme qui était malheureuse et lui disait d'aller chercher un char de bois au château. C'était, disait-on, la parfaite chrétienne. ». Sérieusement le lecteur s’en fout ! Et puis cette référence au sang le plus pur… attention mon jeune ami, vous marchez sur des charbons ardents ! Vous allez vous faire des ennemis dans le milieu, et puis « la parfaite chrétienne, voyons, tout cela fait très vieux jeu. Non un bon conseil jeune homme, faites de ce personnage une femme de notre temps, libre d’esprit, indépendante, et même métissée. Une métisse effrontée à la peau chocolat au lait, rebelle mais généreuse, c’est bien plus dans l’ordre des choses, parce que, excusez-moi, mais votre « sang le plus pur » là…
- C’est-à-dire que euh… mon histoire se déroule dans la France de la fin du dix-neuvième siècle, alors pour le métissage…
- Ta ta ta, quand on veut on peut jeune homme ! Bon et puis votre personnage de la duchesse aussi… c’est encore très vieux jeu tout cela ! Je veux bien que votre roman se déroule sous Mathusalem, mais quand même… tenez, remplacez la par une marquise, quitte à rester dans la noblesse… au moins marquise cela fait penser à la comédienne de la troupe de Molière… ça rajoute un petit côté… canaille !
- Je euh… si vous le dites…

Elle leva soudain les yeux et le fixa d'un regard qu'elle voulait puissamment intense.

- Savez-vous qui était Marquise au moins? Vous savez il est important d'avoir de la culture quand on fait profession d’écrire, il ne faut jamais arrêter d'apprendre! Jamais! C’était une femme admirable, une séductrice née, convoitée par les plus grands, tel ce pauvre euh... Boileau je crois qui, trop vieux, n'a pu que constater qu'il n’était pas de taille à rivaliser contre euh... La Fontaine, et nous a laissé ces vers superbes : « Belle Marquise, souvenez-vous qu... »
- Oui c'est bon je connais, je connais! Mais euh... je crois qu'il s'agissait plutôt de Pierre Corneille et de Jean Racine mais euh... évidemment je... je peux me tromper, se reprit-il en se mordant les lèvres...

La directrice se pencha de nouveau sur le manuscrit, quelque peu vexée d'avoir été ainsi rabrouée.

- Oui bon euh... et puis bon tout ce paragraphe par exemple sur la description de la duchesse dans sa vie de tous les jours, c’est trop long ! Ce « alors arrivait l’heure du soir où, par un rituel immuable auquel cette grande dame ne pouvait plus déroger, la duchesse s’enveloppait de sa longue cape de flanelle satinée et quittait le château, chacun de ses gestes, jusqu’au plus infime, jusqu’au plus fragile, trahissant une majestueuse et poignante mélancolie » mais bon sang, abrégez sinon vous allez faire fuir vos lecteurs ! Tenez écrivez à la place « la marquise sortit à cinq heures ». Voila, c’est clair, net et précis comme un diamant ! C’est parfait comme entrée, bon je vous laisse cette idée de bonne grâce, allez-y, notez !
- Je m’en souviendrai, madame, vous pouvez en être certaine !
- Bien, firent la directrice et son sourire chromé, vous verrez qu’en acceptant mes conseils vous irez loin. Bon et ce n’est pas tout, reprit-elle en se replongeant dans la lecture du texteabondamment annoté, je suis assez atterrée de voir que vous ne maîtrisez pas du tout les références sexuelles ! Le lecteur n’a pas grand-chose à se mettre sous la dent, il va s’ennuyer vous savez. Vous auriez au moins pu décrire une liaison délicieusement décadente entre vos personnages féminins principaux !
- Et bien euh… en fait si vous vous rappelez, dans ma première partie il y a quelques paragraphes à propos de deux jeunes filles qui font euh… des choses devant le portrait du père de l’une d’elle, et puis en outre dans le reste de l’œuvre…
- Oui, je me souviens vaguement, répliqua la directrice en baillant, mais tout cela est tellement feutré, à peine effleuré… non, soyez audacieux, décrivez ce qui se passe plus franchement ! N’ayez pas peur des détails, voire de l’obscène, c’est cela qui attire le lecteur, qui le tient en haleine devant votre prose ! Tenez prenez exemple sur Houellebecq… vous l’avez lu évidemment ?
- Oui enfin… quelques lignes… pour me faire une idée.
- Et bien voyez comme il sait parler du sexe ! Imitez le, soyez débridé, n’ayez pas peur de choquer, là est la clé du succès mon jeune ami !
- Je… je vois

L’écrivain débutant resta muet pendant un long moment puis :

- Donc cela veut dire que vous n’allez pas me publier, demanda-t-il d’une voix qu’il aurait voulue autoritaire
- Mon jeune ami j’aimerais tant vous faire plaisir (à son grand effroi il crut remarquer que la directrice lui faisait un clin d’œil à cet instant précis), mais dans l’état actuel des choses je ne peux faire passer ça, c’est… c’est à retravailler comme je vous l’ai dit. Non, vous ne pouvez escompter mieux qu’une publication à compte d’auteur, j’en ai bien peur…

Le jeune homme se leva, calme, serein, mais très pâle. Il n’avait entendu cette phrase que trop souvent déjà.
Ce n’est qu’au moment de passer le seuil, alors qu’il venait de prendre congé, qu’il entendit une nouvelle fois la voix de la directrice derrière lui :

- Allez, ne désespérez pas jeune homme, la voie du succès est semée d’embûches ! Mais accrochez-vous et vous réussirez ! Et puis il vous faudra songer à prendre un pseudonyme. « Prout » ça fait un peu… euh…
- C’est Proust madame !
- Oui bah, peu importe, trouvez-vous un nom de plume mon ami, et puis repensez à tout ce que je vous ai dit ; je sais de quoi je parle, je suis tout de même directrice de publication ET écrivaine… !
- Très bien, j’y songerai… je vous remercie en tous cas de m’avoir consacré un peu de votre temps madame… (il regarda le nom sur la carte de visite qu’il avait saisie au passage), madame Angot !

 « Plus tard je serai Florian Zeller ou personne ! »

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