vendredi 17 mai 2013

L’ENA c’est moi !


Mai 2012, quelque part dans une jungle sombre et moite (hmmmm…..)


Deux hommes s’avancent entre les arbres massifs qui bouchent l’horizon. Le premier, vêtu d’une veste de cuir et d’un feutre brun enfoncé jusqu’aux yeux semble être le meneur. Il progresse au sein de la végétation luxuriante sans un mot, et sans jeter un seul regard à son compagnon qui marche à ses cotes, suant et ployant sous une charge imposante. De temps en temps on aperçoit au hasard d’une trouée dans le feuillage de grands oiseaux exotiques volant majestueusement. La chaleur est étouffante, mais peu à peu le terrain s’élève et les arbres autour d’eux se font plus rares, et bientôt les deux hommes s’arrêtent aux pieds d’un étrange rocher situé au sommet d’une colline surplombant les alentours.

    - C’est donc ici que Nicolas a disparu, annonce soudain l’homme au feutre
    - Un de vos amis ? lui demande son compagnon avec un accent sud-américain, tout en se débarrassant de son pesant attelage
    - Un concurrent, Satipo, un concurrent… ah il était fort, très fort !
    - Docteur Jones, ce… ce n’est pas prudent ! Personne n’est jamais sorti d’ici indemne !

L’homme au chapeau se contente de hausser les épaules et montre à son acolyte une anfractuosité dans la roche, par laquelle les deux hommes pénètrent bientôt. À la luminosité à peine supportable du dehors succèdent les ténèbres insondables, et l’étrange aventurier a tôt fait d’allumer une torche. Satipo l’imite aussitôt.

    - Tu dois deviner quel est cet endroit ?
    - Un lieu terrible, señor ! Les gens du coin en parlent toujours avec crainte…
    - C’est normal, Satipo, il y a de quoi…
    - Vous, vous êtes toujours sur que vous voulez continuer, señor ?

Mais Satipo ne reçoit aucune réponse, et les deux aventuriers s’avancent toujours plus loin dans les méandres de la grotte. Tout à coup, après quelques mètres, une lumière semble resplendir au bout du tunnel, et le docteur Jones et Satipo se retrouvent bientôt dans une sorte de couloir bâti par des mains humaines et baigné directement par la clarté du jour. Le plafond semble avoir disparu.

    - Arrête ! Crie soudain Jones à son compagnon, ne pénètre pas dans la lumière !



Prudemment, Satipo s’assoit sur le sol et s’immobilise, à quelques centimètres des rayons éblouissants qui viennent frapper le sol. L’homme au feutre étend alors la main et soudain deux herses aux pointes acérées jaillissent devant lui, manquant de peu de l’embrocher. Un cadavre en décomposition est accroché à l’une d’elle.
Satipo hurle devant la hideuse apparition, mais Jones, flegmatique, se contente d’observer le corps d’assez petite taille.

    - Nicolas…, murmure-t-il simplement.

Quelques minutes plus tard, le couloir débouche sur une vaste salle semblant être la pièce principale d’un temple. Tout au fond se dresse un autel sur lequel trône une étrange idole : une feuille de papier posée contre un soutien de pierre.

    - Nous y sommes ! Enfin ! fait Jones avec un mélange d’excitation et de crainte dans la voie.
    - Qu’est-ce-que c’est, señor ? lui demande Satipo avec circonspection…
    - Un diplôme de l’ENA !
    - L’ENA ? Que… qu’est-ce que c’est ?
    - C’est ainsi que l’on nomme en réalité ce lieu, ce temple maudit, Satipo…
    - Un diplôme ? Je… je ne comprends pas, docteur Jones…
    - C’est simple Satipo. Ce lieu, comme tu le sais, exerce une fascination morbide et malsaine car des forces néfastes et terrifiantes y sont a l’œuvre. Une ancienne légende locale prétend que ce diplôme procure des pouvoirs immenses a celui qui le possède, mais au prix d’un lourd sacrifice. Ainsi quiconque s’en empare en récitant la formule cabalistique qui est écrite dessus, afin de disposer de ces pouvoirs, perd subitement la raison, le discernement et le sens des réalités, et devient un être repoussant, menaçant, gonflé de morgue et rongé par la vanité. Un être incompétent, nocif et très dangereux pour la société !
    - Vous… vous voulez dire qu’il transforme les gens en bêtes féroces, señor… ?
    - Pire que cela, Satipo, il transforme les hommes en hauts fonctionnaires d’État… !
    - En haut fonct…. ce… ce n’est pas vrai, señor, n’est-ce pas, fait Satipo avec crainte, ce n’est qu’une légende, hein docteur Jones ? Ce n’est pas possible !
    - Hélas, Satipo, parfois les légendes sont vraies…
    - Mais señor, quels pouvoirs procure ce diplôme ? pourquoi tant de gens le veulent si le prix à payer est aussi terrible ?
    - Le pouvoir, Satipo, le pouvoir… connais-tu le mythe de l’anneau du Niebelung ? C’est la même chose ici ! Les pouvoirs que procurent ce diplôme sont incommensurables… ils font de toi un être auquel tous obéissent. Avec lui tu règnes en maître sur les institutions, les cabinets ministériels, les collectivités locales, et ce, quelles que soient tes compétences réelles. Avec ce diplôme, Satipo, tu n’est plus le serviteur de l’État que tout haut fonctionnaire prétend être, mais c'est l’État tout entier qui devient ton serviteur, avec tout ce que cela implique en terme d’enrichissement personnel, de copinages et d’avantages de toutes sortes.
    - L’État tout entier devient ton serviteur… répète Satipo les yeux brillants, l’enrichissement personnel…
    - Oui Satipo, ce diplôme maudit te procure des faveurs innombrables, et ceux qui ont pu l’approcher forment entre eux une caste, une véritable noblesse d’ancien régime prête à tout pour garder le pouvoir et ce qui l'accompagne. Prête à tout, y compris à trahir son pays et le plonger dans le chaos…
    - Mais personne n’a tenté de leur barrer la route ?
    - Si, beaucoup de monde, mais nul n’a encore réussi. Leur capacité de nuire n’a d’égale que l’efficacité de leur organisation pour ce qui concerne l’élimination de leurs ennemis. Tu as vu le genre de pièges qu’ils peuvent préparer, tu sais ainsi, maintenant, ce qui est arrivé a ce Nicolas qui a lui aussi  tenté de contrer leur influence, tout du moins au début, avant de succomber lui aussi… mais il semblerait que nous, nous ayons réussi, Satipo !
    - Mais alors, que faisons-nous maintenant, docteur Jones ?
    - Nous devons récupérer cette idole détestable, Satipo. Non pas pour en profiter, mais pour la détruire. Ainsi le monde ne s’en portera que mieux… reste là, il y a sûrement encore des pièges !
    - Si vous insistez, señor…
    - En fait non, mais comme je sais que tu préfères être à l'abri ici, et qu’ainsi tu ne seras pas dans mes pattes comme un gros boulet…, murmure Jones dans sa barbe…

Il s’avance alors vers l’autel, évoluant avec précaution, et mesurant chacun de ses pas. Il se retrouve bientôt devant l’idole, et malgré le dégoût que celle-ci lui inspire en voyant inscrite sur celle-ci « Diplôme de l’École Nationale d’Administration, promotion Voltaire », il ne peut s’empêcher de la fixer avec émerveillement en songeant au pouvoir qu’elle représente…
Enfin il reprend ses esprits et, plongeant la main dans son sac, il en sort une petite sculpture, de style précolombien, représentant une tête de jeune homme. Puis, soudain, il s’empare du diplôme et place la statuette à l’endroit même que l’idole occupait, à peine quelques centièmes de seconde plus tôt.
Un silence… rien ne se passe.
Le docteur Jones se détend peu à peu. Il a réussi ! Ça y est, le diplôme est entre ses mains ! Il va pouvoir le détruire…
Se retournant, il s’apprête à rebrousser chemin quand…
Un bruit de mécanisme, quelque part dans les profondeurs du temple… et puis un grondement sourd… des blocs de pierre se détachent soudain du plafond et viennent s’écraser a quelques mètres de Jones.

    - La poisse ! rugit-il en se ruant vers la sortie, j’ai mal calculé mon coup ! J’aurais dû prendre un contrepoids plus lourd ! Ma sculpture n'était pas assez volumineuse ! Je le savais pourtant que ce foutu diplôme implique une très grosse tête… !!! Pourtant l’énarque corrézien que j’ai rencontré m’a assuré qu’une simple statuette dans le genre « art premier » suffisait largement ! J’aurais dû me méfier !

Satipo et lui courent le long du corridor, à la recherche d’un endroit sûr, mais Jones se fige soudain. Son compagnon, qui vient de franchir le gouffre béant qu’ils avaient passé quelques minutes plus tôt à l’aide de son fouet retombe lourdement au sol. La branche d’arbre qui leur servait de soutien vient de s’effondrer.

    - Lance-moi le fouet !
    - Passez-moi l’idole ! lui crie Satipo

Jones aperçoit un mouvement derrière Satipo : une lourde porte de pierre est en train de s’abaisser, bloquant le chemin vers la sortie. Il n’y a plus une seconde à perdre…
Jones lance le diplôme à son acolyte. Celui s’en empare et, laissant retomber le fouet avec une expression machiavélique :

    - Adios señor ! Je vais devenir riche et puissant moi aussi !

Et Jones, horrifié, voit le traître s’engouffrer à travers l’ouverture qui se réduit de seconde en seconde. Ni une ni deux, prenant son élan, il parvient à sauter l’obstacle, mais perdant l’équilibre sur le rebord, il parvient à se rattraper d’extrême justesse grâce à une racine qu’il agrippe désespérément, et se jetant en avant, franchit la porte juste avant que celle-ci se referme définitivement sur le corridor qu’il vient de quitter en catastrophe.
Le silence de nouveau, comme dans un tombeau. L’effondrement du temple semble s’être arrêté. Évoluant prudemment dans la pénombre, Jones aperçoit enfin la nappe de lumière qui déclenche la fermeture des herses. Le cadavre de Nicolas est toujours là. Mais soudain, tournant la tête, il aperçoit…

    - Satipo !

L’homme qui l’a trahit se dresse devant lui, immobile, les yeux grands ouverts. Il est mort. Plusieurs pointes l’on traversé.


    - Je t’avais dit, Satipo, que celui qui s’empare sans précaution de ce diplôme perd tout discernement et le sens des réalités… fait Jones cyniquement en ramassant l’idole de papier tombée à ses pieds.

La sortie ! Bientôt ! Plus que quelques mètres…
Soudain, Jones tend l’oreille… un bruit de craquement derrière lui, ou plutôt au-dessus. Relevant la tête, il sent son cœur bondir dans sa poitrine : une énorme sphère rocheuse déboule et roule vers lui… la fuite paniquée reprend de plus belle, Jones à bout de souffle, sentant la lourde masse se rapprocher de lui.


Tout à coup un éblouissement : la lumière du jour ! La sortie ! Il est sauvé ! Jones s’élance, franchit l’ouverture par laquelle il était entré et se retrouve soudain à l’air libre. Après quelques roulades sur la pente boueuse il s’immobilise enfin, sauf, et presque indemne malgré les contusions et les nombreuses coupures sur ses mains et son visage, mais il n’a rien de cassé, semble-t-il, tout va bien. Encore étourdi par sa chute, peinant à retrouver ses esprits, Jones se retourne, inquiet… rien… l’imposante roche qui le poursuivait n’est plus là ; elle a sans doute été bloquée quelque part.

    - Heureusement qu’il y avait une grosse faiblesse dans le scénario au point que la porte de pierre et la boule ont mis un temps inexplicablement long à s’activer, sans quoi je n’aurais jamais pu sortir de ce temple…

Fermant les yeux, il pousse un soupir de soulagement, reprenant son souffle, écartant les toiles d’araignées accrochées à son chapeau.

    - Tiens, mais c’est ce bon docteur Jones !

Il sursaute… cette voix ! Jones regarde devant lui… une dizaine de badauds le fixent curieusement, étonnés. Une silhouette courte et massive, vêtue d’un costume trois pièces mail taillé s’approche de lui…

    - Et bien, Indiana, il semblerait que vous ayez du mal à choisir vos amis !
    - Vous ! Mais ! Vous m’avez suivi ???
    - Tout juste, fait le nouveau venu avec un sourire hypocrite en tendant la main. Encore une fois voici que je m’approprie ce que vous n’avez pas su conserver !
    - Espèce de petite racaille… s’écrie Jones, furieux, mais il s’interrompt bientôt devant les regards outrés que lui jette l’assistance.

Puis, se reprenant :

    - Dommage que les Français ne vous connaissent pas autant que je vous connais, sans quoi jamais ils ne placeraient leur confiance en vous ! Vous êtes la personnification même de l’immobilisme, de l’impuissance, de l’incompétence ! Et je…
    - Sans doute, Indiana, sans doute, réplique l’homme en lui retirant le diplôme des mains, et il est dommage pour vous que vous ne parliez pas la langue de bois, sans quoi vous pourriez le leur expliquer…

Et brandissant le précieux papier vers les curieux qui s’agglutinent autour de lui, il s’écrie triomphalement :

    - Le changement, c’est maintenant !!!

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire