Martin avait achevé sa journée de travail, et comme à l'accoutumée il rentrait directement chez lui, à pied. Comme il débouchait sur la grand-place de son quartier, il remarqua un attroupement qui le fit soudain sortir de ses pensées.
C’était en fait deux groupes de manifestants qui se faisaient face, criant et s’insultant. Martin s’approcha pour s’informer de l’objet de la discorde.
Il apprit par l’un des badauds que le premier groupe était en fait constitué de bénévoles d’une association qui distribuait gratuitement de la soupe aux sans-abris du voisinage. Le problème, toutefois était que l’un des ingrédients principaux de cette soupe était de la viande, ce qui choquait les militants de plusieurs partis et organisations de défense des droits de l’homme qui y voyaient une manifestation d'intolérance à l’encontre des végétariens.
C’est ainsi que quelques courageux activistes tentaient d'empêcher la distribution de cette soupe qui rappelait à beaucoup les heures les plus sombres de la diététique : Martin aperçut tout-a-coup une poignée de ces courageux résistants qui se ruèrent sur un clochard assis à même le trottoir. Ils lui arrachèrent son assiette de soupe des mains et déversèrent son contenu dans le caniveau, sous les cris indignés de l’homme qui, ingrat, ne pensa même pas à les remercier de s'être souciés de son cholestérol.
Hypnotisé par ce qu'il venait de voir, le jeune homme ne remarquait pas l'équipe de télévision qui filmait la scène d'émeute et diffusait son reportage, en direct, sur l’une des plus importantes chaînes française.
En effet, à quelques kilomètres de là, dans une haute tour de verre, le film de la soirée venait d'être projeté au public qui faisait face à l'un des présentateurs de la chaîne, le truculent Ange Fugati.
Celui-ci avait interrogé trois journalistes (travaillant respectivement pour le Canard Libéré, le Nouveau Rapporteur et Panorama), et au cours d'un débat approfondi, ceux-ci s'étaient mis d'accord pour déclarer, dans un élan de lyrisme particulièrement original, que tout cela était « terriblement nauséabond ».
Mais un incident avait soudainement éclaté...
En effet, le malheureux Ange, profitant d'une page de publicité, avait innocemment proposé à ses invites une assiette de fromage destinée à les initier aux saveurs de sa Corse natale. Nos trois courageux reporters, hélas, plus doués pour résister à la bête immonde qu'aux effluves particulières des produits du terroir, avaient dû battre en retraite vers le lieu d'aisance le plus proche, sous les yeux d'un Ange éberlué...
Ange : Et bien, ça va en surprendre plus d'un dans mon village, mais je crois que même la Corse c'est trop français pour eux!
Technicien : Euh... qu'est-ce qu'on fait maintenant, monsieur?
Ange : Tant pis, il faut combler... appelle le prochain invité!
L’homme en question n’était autre que Jean-Paul Tarte, le plus grand penseur à peu près vivant que comptait le pays. Ayant réussi le tour de force de révolutionner la philosophie en passant ses journées au café, il constituait véritablement un pilier, sinon de bar, du moins de la vie intellectuelle de son époque, et nul n’osait contester sa prééminence :
Jean-Paul Tarte : Respectez mon autoritéééééééééééééé !!!
Merci Popaul…. Donc le grand homme fit son entrée, tenant d'une main son déambulateur et de l'autre une étrange machine bardée de diodes multicolores.
Ange : Bonjour Jean-Paul, j'espère que vous au moins n'êtes pas réfractaire à mes fromages !
Jean-Paul : Pas du tout, j’adore le Pays Basque ! D’ailleurs tous les étés je passe mes vacances à Rimini ! (posant la machine) Ce que j’ai à vous montrer est la dernière production du centre de recherche en ingénierie de la philosophie progressiste : le nauséabondomètre ! Vous savez comme moi que notre époque croule sous les propos détestables, qui vous donnent la nausée – à ce propos, avez-vous lu mon dernier livre ? Il est génial comme il se doit - si bien que nous ne sommes plus à même de trier le bon grain de l’ivraie, et par manque de temps on peut laisser passer des déclarations scandaleuses en se focalisant sur des paroles qui n’en valent pas la peine, comme par exemple « sale blanc ». Mais avec notre nauséabondomètre plus d'inquiétude à avoir ! Branché sur toutes les chaînes de France et même sur le réseau Internet, cette machine révolutionnaire est à même de détecter immédiatement tout propos hors de propos et de vous indiquer dans la seconde le niveau d’indignation que vous devez adopter. Ainsi plus de problème pour gérer vos priorités ! Imaginez le temps gagné et, si vous êtes le président d’une association anti-raciste, le nombre de procès juteux que vous pouvez intenter grâce à ceci !
Ange : Alors justement Jean-Paul, tous les spectateurs se demandent avec moi : comment s’utilise cette magnifique machine ?
Jean-Paul : Et bien c’est très simple Ange, grâce à ceci, l'écran principal, qui indique, par une lecture aisée, le niveau d’acceptation de toute parole détectée par la machine. Vous constatez qu’il s’agit en fait d’une échelle régulièrement graduée, allant de « Cali » à « Petit moustachu caractériel avec ses ragnagnas ». Vous avez bien entendu des échelons intermédiaires comme par exemple « Heures les plus sombres de l’histoire ». L’avant-dernier palier est « Antiparlementaire grande gueule bouffeur de spaghettis ». Et cerise sur le gâteau, il fait aussi thermomètre médical (pensez tout de même à bien le laver après utilisation), réveil-matin et plat à tajine !
Ange : Tout de même Jean-Paul, pourquoi ces périphrases ridicules, alors que l’on pourrait dire par exemple « facho » ou « naz… »
Jean-Paul : Mais Ange, vous savez bien qu’il n’est pas possible d’utiliser ces termes n’importe comment sans risquer des poursuites pénales ! Il y a un copyright dessus voyons !
Effectivement, les termes « fachoTM » et « naziTM » étaient des marques déposées par la multinationale « Benito » (produits nauséabonds de qualité depuis 1922). Cette entreprise qui avait jadis conquis d’immenses parts de marché aux quatre coins du monde présentait un éventail de produits des plus divers, principalement dans le textile (sa célèbre chemise noire n'était plus à présenter, tant elle avait influencé la mode en Europe dans les années trente, avec ce fameux slogan « Uniform color of Benito »). L'ensemble de la collection était d’ailleurs disponible dans son catalogue de « La déroute » édité pour la première fois en 1945.
La société avait connu son heure de gloire quelques décennies plus tôt en faisant le pari de l’international, ouvrant de nombreuses succursales dans des pays comme l’Espagne, l’Argentine, le Chili etc… mais depuis le fascismeTM bête et borné de grand-papa n’était plus tellement tendance. Les principaux centres avaient fait faillite et la gamme peinait à se renouveler.
L’entreprise avait beaucoup souffert de son principal concurrent, le maoïsmeTM, qui pratiquait la délocalisation de masse avant l’heure en faisant fabriquer ses principaux produits par des petits chinois. Malgré leur piètre qualité ses produits séduisaient, en partie grâce aux campagnes de publicité agressives des représentants de commerce du maoïsmeTM en Occident, appelés « intellectuels » dans le jargon de la profession.
Toutefois, l’entreprise « Benito » avait mis à profit ce répit pour s’implanter au Moyen-Orient au prix d’un restylage complet de sa gamme, remise à neuf avec un coloris vert du plus bel effet. Le fascismeTM du 21eme siècle (nouvelle formule plus concentrée, fraîcheur thé à la menthe) présentait des allures plus « hype », et s’offrait même le luxe de séduire certains descendants des générations de son vieux rival, le maoïsmeTM, lui aussi déclinant, et qui avait de son côté tenté un retour en force en se revendant sous le label « altermondialismeTM ». Ainsi donc les deux anciens concurrents relookés étaient sur le point de se rapprocher afin de créer le numéro un mondial du fascismeTM prêt-à-porter. La fusion était d’autant plus aisée qu’ils n’avaient jamais au fond été très différents l’un de l’autre.
Déjà leurs produits s’arrachaient dans les banlieues chaudes d'Europe où les populations jeunes sont généralement attirées par les grandes marques.
Ange : … très intéressant Jean-Paul, et donc pour le reportage de ce soir, quel est le diagnostic de la machine?
L'immense homme copia rapidement le film de la soirée sur le disque dur de l'appareil qui se mit alors à clignoter et à vibrer. Enfin on put voir l'aiguille se déplacer et s'arrêter sur la graduation « Heures les plus foncé-clair de l'histoire ».
Jean-Paul : Voilà, nous sommes donc au niveau juste en dessous de « heures les plus sombres », pas encore assez nauséabond pour être complètement obscur, mais tout de même, on commence à se débarrasser des allogènes. Le traitement sera donc relativement simple et classique : un ou deux procès, quelques pétitions lancées par l'un ou l'autre philosophe à la mode, une déclaration bouleversée d'une quelconque comédienne engagée (c'est un très bon exercice de préparation pour les rôles de composition), et les choses devraient reprendre leur cours normal!
Les deux mannequins vedettes de "Benito" présentant les célèbres costumes de clown de la marque (collection printemps-été 1939)
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