mercredi 5 octobre 2011

"Une Charogne" de Baudelaire

Ce poème est sans doute l'un des meilleurs exemples du génie provocateur du sieur Charlot (je rappelle que nous sommes intimes) lorsque celui-ci décide de s'attaquer à un sujet jugé infâme, gage assuré de condamnation par la bourgeoisie de son temps (Il faut en effet préciser qu'à cette époque les artistes s'estimaient quelque peu frustrés lorsqu'ils ne parvenaient pas à choquer Monsieur Prudhomme, et l'ire du pauvre sot constituait de la sorte le brevet de sulfureuse infréquentabilité (bonjour les néologismes) du quidam qui se faisait ainsi une joie de rejoindre les rangs des Courbet, Flaubert, Lautréamont et autres géniaux et flamboyants indésirables. A noter que ce sport est toujours pratiqué de nos jours, si ce n'est que notre fier bourgeois moderne, jurant qu'on ne l'y reprendra plus, s'extasie devant la moindre bouse œuvre qui lui est présentée, attitude lui permettant ainsi de masquer son incompréhension et de faire comme s'il faisait partie du cénacle de l'escroc artiste. Mais refermons cette parenthèse sans grand intérêt (une de plus (et tiens, encore des parenthèses inutiles (tu me suis toujours, au fait, ami lecteur?)...)!) et revenons à notre sujet : )

C'est ainsi que l'une des révolutions littéraires apportées par notre cher amoureux des chats est l'utilisation de thèmes que l'on considérait jusqu'alors comme étant aux antipodes de la poésie traditionnelle avec les fleurs et les petits oiseaux dans les feuilles d'automne, car pour Baudelaire il n'y a pas de sujet noble ou indigne, il n'y a que le génie de l'artiste.

Force est de constater que cette idée de marier le sublime et l’infâme a fait école, puisqu'on ne compte plus les disciples de Charlot qui ont suivi cette voie. On peut bien entendu évoquer Rimbaud et ses images étonnantes, comme les fameuses “morves d'azur” du Bateau Ivre.

Dans le texte qui nous occupe ici, le poète décrit de manière “crue” un cadavre (vraisemblablement celui d'un gros animal) déjà rongé par les asticots, et comble de la provocation, compare la femme à qui il s'adresse à cette pourriture, car, lui rappelle-t-il, elle aussi, un jour, sera un cadavre rongé par les vers et gonflé de gaz.

Sujet particulièrement bien choisi, donc, pour un blog nauséabond...

Et pourtant il s'agit d'un poème d'amour... comme seul Baudelaire pouvait en composer, dans lequel il mêle le thème de la passion à celui de la mort qui saccage les plus majestueuses beautés. La camarde toutefois ne triomphe pas de tout, et ne peut effacer le souvenir éternel de l'amour pour un corps physique qui n'est plus que débris répugnants, et c'est là le message de la superbe strophe finale...

A propos de cette dernière strophe, une curiosité qui intéressera nos amis linguistes : Baudelaire, poète révolutionnaire pour ses sujets, était au contraire farouchement traditionnel au niveau de la forme. C'est ainsi qu'il respectait scrupuleusement les règles de la versification classique, comme l'alternance des rimes masculines et féminines (ces dernières s'achevant sur un “e” muet). Ainsi dans ce poème, la dernière rime doit être masculine, car elle répond à “baisers”, et ne peut de ce fait comporter de “e” muet. Or le mot “amour” a pour particularité d’être masculin au singulier et féminin au pluriel (tout comme “orgue” et “délice”). J'ignore si cette règle existait déjà du temps de Baudelaire, mais si c’était le cas, il apparaît que notre cher poète a dû
sacrifier la grammaire pour parfaire la forme... Étonnant, non ?


Une Charogne

Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d'été si doux:
Au détour d'un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l'air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d'exhalaisons.

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu'ensemble elle avait joint;

Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s'épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l'herbe
Vous crûtes vous évanouir.

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D'où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague
Ou s'élançait en pétillant;
On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague,
Vivait en se multipliant.

Et ce monde rendait une étrange musique,
Comme l'eau courante et le vent,
Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.

Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve,
Une ébauche lente à venir
Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève
Seulement par le souvenir.

Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d'un oeil fâché,
Epiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu'elle avait lâché.

— Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
À cette horrible infection,
Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion!

Oui! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j'ai gardé la forme et l'essence divine
De mes amours décomposés!

Charles Baudelaire

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