samedi 7 janvier 2012

Débat télévisé


    - Co... comment pouvez-vous dire cela, monsieur?
Le valeureux militant fulmine et tente tant bien que mal de se contrôler. Son souffle rauque, les mouvements de va-et-vient de ses épaules massives, alors qu'il tente de maîtriser sa respiration, trahissent son état de nervosité extrême. En face de lui l'homme garde un calme absolu. Il poursuit comme si de rien n’était son propos :
    - Ce que je dis, cher monsieur, est pourtant le bon sens même. Je vous le répète encore une fois, en tant qu'ethnologue et anthropologue, il est faux de dire que les peuples sont destinés à se mélanger, à se métisser. Cela est la pire des idéologies. Ce que l'on appelle le multiculturalisme et le vivre-ensemble sont des entreprises de destruction de l'humain!
Une fois de plus l'homme entend la rumeur scandalisée qui provient des rangs bondés du public. Sur le plateau même ce n'est guère mieux : plusieurs invités se sont déjà levés depuis longtemps et ont entrepris de quitter bruyamment le débat télévisé en faisant bien attention d'afficher leur courroux face aux caméras. Cette mascarade avait commencé par ce vieil écrivain sénile, auteur du navrant succès “Scandalisez-vous”, et qui, montrant qu'il aimait mettre ses idées en pratique, s’était levé de son fauteuil en aboyant son indignation, et en rejoignant précipitamment les coulisses, suivi par quelques seconds couteaux, intellectuels auto-proclamés, qui l'avaient imité par solidarité.
    - Monsieur, vous rendez-vous compte de ce que vous venez de dire?
Cette fois c'est l'animateur de l’émission qui a parlé, un animateur qui a depuis longtemps perdu toute autorité sur la discussion et tente vainement de la contrôler en la faisant repartir sur les bons rails. Mais l'homme sulfureux reprend de plus belle :
    - Oui, monsieur Ardicon, je me rends compte, et je mesure la gravité de chacun de mes mots... mais mon devoir, en tant que citoyen étudiant les sociétés humaines, est de vous dire ceci : la colonisation pratiquée jadis par l'Occident fut un acte impardonnable, inqualifiable, notamment parce qu'elle a bouleversé à jamais l'organisation de sociétés dites primitives qui luttent toujours pour retrouver leurs véritables identités. Mais il est un autre phénomène, tout aussi ignoble, et qui sévit actuellement : l'immigration massive des pays du Tiers-Monde vers les pays occidentaux, car comprenez moi bien, ce phénomène migratoire est également, en réalité, un phénomène de colonisation, d'une nature différente que celles que nous avons connues par le passé, avec des méthodes autres, mais qui au final conduit aux mêmes résultats catastrophiques : la destruction de l’identité de peuples comme celui de France.
Le militant antiraciste rugit de nouveau :
    - Mais c'est un fantasme nauséabond, l’identité nationale n'existe pas! C'est en réalité le résultat du mélange de l’identité des différents peuples venus vivre dans notre pays! Soyez honnête, vous un professeur d’université!
L'ethnologue esquisse un sourire amusé :
    - Tiens donc, j'avoue que votre intervention m’étonne quelque peu, cher monsieur! Vous me dites que notre propre identité n'existe pas, mais qu'en même temps elle est le résultat d'un mélange... le résultat d'un mélange qui n'existe pas, je trouve cela assez intéressant comme concept. Il faut croire que l'antiracisme a inventé l’antimatière par accident... de plus vous affirmez que les peuples qui sont venus s'installer chez nous ont bien une identité propre, mais que nous, nous ne pouvons en avoir... notion étrange encore une fois. Je suis curieux de connaître le phénomène qui expliquerait comment un pays de plus de mille cinq cents ans d'histoire, à la culture foisonnante, a pu ainsi évoluer sans développer sa propre identité!
Le public rit. “C'est bien”, songe l'homme, “j'ai réussi à retourner la situation, mais ce ne fut pas facile”. Il jette un coup d’œil à son interlocuteur. Ce dernier, en retour, lui renvoie un regard de plus en plus haineux.
    - Ne jouez pas sur les mots, monsieur! Vous essayez de plaisanter mais vos propos sont odieux, nauséabonds et dignes...
    - … des heures les plus sombres de notre histoire, n'est-ce-pas? Quelle originalité dans les vôtres en tous cas...
Le public s'amuse de l'intervention de l'homme, ce qui jette le militant antiraciste dans une rage de moins en moins contenue :
    - Dire que de pauvres malheureux qui viennent chez nous pour connaître une vie meilleure sont en réalité des colonisateurs est odieux, c'est du racisme monsieur, et je ne peux pas vous laisser dire cela! Cela n'a rien à voir, ce sont les occidentaux les véritables colonisateurs, ce sont les bl...
Il s’arrête de justesse, confus. Son interlocuteur en profite pour reprendre la parole, en faisant semblant de ne pas avoir deviné le mot qu'il s’apprêtait à prononcer :
    - Oui cher monsieur, je persiste et signe, les vagues d'immigration actuelles sont une forme de colonisation car elles ont pour résultat une modification de plus en plus profonde des structures culturelles et politiques des sociétés d'accueil. J’étudie l'Histoire, entre autres choses, figurez-vous, et l'Histoire est pleine d'exemples de sociétés humaines ayant peu ou prou disparu du fait d’expériences hasardeuses comme celle que nous vivons actuellement avec l'immigration de masse. Les sociétés humaines sont en réalité très fragiles, et un rien peut les balayer. De plus les occidentaux ne furent pas les seuls colonisateurs de l'Histoire, loin de là ! Chaque civilisation, pour peu qu'elle ait été assez puissante, a cherché à un moment ou à un autre à s’étendre aux dépends de ses voisins plus ou moins proches. C'est pour ainsi dire une loi humaine, et même naturelle. Les armes des colonisateurs de jadis étaient la technologie, les fusils, la poudre à canon... celles des colonisateurs de maintenant sont leur fécondité élevée et leur refus de l'assimilation, mais à terme les résultats sont les mêmes : les sociétés mises sous le joug sont bouleversées pour ressembler aux sociétés conquérantes!
C'est au tour d'une philosophe en vue d'intervenir :
    - Ce que vous dites, monsieur, est terriblement pessimiste et réducteur. Vous ne voulez pas voir que ces colonisateurs, comme vous les appelez, apportent du sang neuf et revitalisent, en quelque sorte nos pays moribonds! Regardez les États-Unis, ce mélange de cultures infiniment variées! Les États-Unis sont devenus la première puissance mondiale et ce n'est pas un hasard. Les jeunes qui viennent s'y installer du monde entier ne sont pas des envahisseurs, mais au contraire des êtres humains désireux d'apporter leur richesse à leur nouveau pays. Tenez moi qui enseigne entre autres à Yale, je vois parmi mes étudiants, les américains ne sont ni les plus nombreux, ni les plus brillants!
L'homme parvient tant bien que mal à dissimuler un bâillement :
    - Mais madame... vous mettez en relation des faits qui ne sont pas comparables! Quelle est la grande différence entre les États-Unis et nos nations européennes? Et bien les États-Unis, pays récent, se sont véritablement construits avec l'immigration de peuples divers, tandis que les pays d'Europe comme la France possédaient déjà une culture pluriséculaire avant l’arrivée des premières grandes vagues d'immigrants! Et puis je trouve votre exemple des États-Unis quelque peu maladroit... les États-Unis sont tout de même un pays qui connaît des tensions ethniques assez graves, et ce depuis des décennies! Dois-je vous rappeler, par exemple, les émeutes de Los Angeles dans les années quatre-vingt-dix? Et les fameuses lois sur l'immigration dans l'Arizona? Ne me faites pas croire que tout se passe pour le mieux là-bas! Et puis quand vous évoquez les élèves étrangers particulièrement brillants... mais n'est-ce-pas également un trait culturel propre aux étudiants issus de ces pays? Il se trouve que je suis également professeur, comme vous le savez, et mes étudiants les plus brillants, ou du moins les plus motivés, sont pour la plupart aussi des étrangers. Principalement chinois, japonais, indiens, vietnamiens et russes. J'y vois pour ma part la soif de connaissance de ces pays qui seront de ce fait les pays dominants de demain, alors que nous, occidentaux, nous complaisons dans la facilité, le culte de la paresse et des loisirs, le refus du travail, mais c'est sans doute un autre débat!
    - Mais justement, c'est une richesse que la jeunesse de ces pays nous apporte!
    - Il s'agit moins de richesse que les étudiants de ces pays nous apportent, et dont d'ailleurs ils s'empresseront de faire profiter leurs propres pays une fois formés par nous, que d'une pauvreté que nous avons nous-mêmes acquise à force de nous reposer sur nos lauriers et, je dirais même, de concentrer nos efforts sur les tentatives extrêmement coûteuses d’intégrer sur notre propre sol des populations étrangères, souvent d'ailleurs en vain!
Un murmure de désapprobation secoue le public. L'homme comprend, mais un peu tard, qu'il est allé trop loin. Le militant antiraciste revient à la charge :
    - Vous voyez monsieur, ce que vous dites est raciste, odieux, vous mériteriez d’être poursuivi pour vos propose indignes! Ce n'est ni plus ni moins que de la haine ce que vous exprimez!
L'homme n'en peut plus. Il a réussi à garder son calme jusqu’à présent, mais il sent qu'il ne peut plus continuer ainsi :
    - Mais allez-y, poursuivez moi, traînez moi devant les tribunaux, puisque c'est là votre moyen de subsistance, avec bien entendu votre tendance à mendier honteusement auprès de l’État et des collectivités locales quelques précieuses subventions! Vous savez très bien que ce que je dis est la vérité, mais vous ne pouvez pas l'avouer! Quand on accueille des populations étrangères en nombre et que l'on doit scolariser leurs enfants qui souvent ne parlent pas le français, et ont des habitudes culturelles telles que nos méthodes pédagogiques marchent difficilement avec eux, comment ne pas voir que les tentatives de les mettre à niveau a pour effet pervers de faire perdre un temps précieux à toute la classe! Comment s’étonner que des pays plus homogènes que nous sur le plan ethnique et culturel, comme le Japon ou la Finlande, voient leurs élèves obtenir de bien meilleurs résultats scolaires que les nôtres? Ne voyez-vous pas que nous traînons des boulets à force d'appliquer cette idée imbécile, pseudo républicaine, que notre pays est une terre d'accueil et ne doit pas présenter d’entrave à la libre circulation des individus? Ne voyez-vous pas que nous courons à la catastrophe à force de considérer bêtement que les populations que nous accueillons sont comme nous et qu'il s'agit simplement d'occidentaux avec une couleur de peau différente? Enfin comment ne pas être offusqué par le fait que cette nouvelle forme de colonisation que je dénonce, est acceptée et même encouragée d'une manière intolérable par les plus hautes instances internationales, comme l'Union Européenne ou l'ONU qui se fichent éperdument des conséquences catastrophiques à terme, tant les hommes et les femmes qui les dirigent sont rongés par l’idéologie? Laissez moi vous dire que forcer des peuples à vivre les uns avec les autres, sans considération aucune pour les spécificités culturelles de chacun est un crime. Les écologistes nous ont appris que nous ne pouvions pas faire n'importe quoi avec la Nature et que nous devions éviter de jouer aux apprenti-sorciers avec les écosystèmes pour ne pas provoquer des déséquilibres néfastes et irréversibles... il est seulement dommage que ces mêmes écologistes, souvent eux aussi rongés par une idéologie militante pro-immigration, n'aient pas compris que les mêmes lois s'appliquaient aux sociétés humaines!
    - Vous êtes décidément d'un racisme incurable! Ramener sans cesse l'Autre à son origine qui en ferait à jamais un être diffèrent de vous ou moi, sans possibilité d’évolution, c'est pitoyable, c'est grotesque, c'est ignoble!
    - Je voudrais vous faire remarquer, monsieur le courageux militant antiraciste, que jamais je n'ai parlé d'individus, mais de populations! Chaque individu a son histoire propre, ce qui fait que l'on ne peut réduire un individu aux caractéristiques du pays dont il est issu. En revanche les peuples sont tout entiers pétris de ce qui fait leurs spécificités. Or nous ne nous trouvons pas devant la venue de quelques individus, mais devant celle de populations entières, là est la différence fondamentale, monsieur!

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Il est tard lorsque l'homme regagne sa petite voiture garée dans une rue adjacente au studio.
Alors qu'il roule dans les rues de Paris il se demande ce que seront pour lui les conséquences. Sera-t-il poursuivi? Et ses collègues de travail, lui parleront-ils encore? Et ses étudiants? Pourra-t-il encore faire cours? Il ne sait pas encore, et il se demande s'il a bien fait de répondre à cette invitation à débattre. Le thème était “ Les défis du multiculturalisme au vingt-et-unième siècle “, et il a donné son accord pour y participer, sans se méfier. Il ne pouvait savoir qu'il serait seul contre tous, contre ces experts autoproclamés de la condition humaine et qui ne connaissent rien à rien. Mais il sentait qu'il avait bien fait de ne pas se démonter, de ne pas trahir sa conscience. Oui, il avait refusé de grossir le rang des hypocrites, ceux-là qui débitent les pires platitudes humanistes devant les caméras mais qui reconnaissent en privé, du bout des lèvres, que l'on ne peut plus continuer ainsi, et rien que pour cela, il pouvait être fier.
Il allume son autoradio et tombe par hasard sur une musique qu'il connaît bien, la Passion selon St Matthieu de Bach, et tandis qu'il s'enivre à l’écoute des chœurs tragiques et grandioses qui montent en flammes dans le silence tournoyant, il se dit, tout bas :
    - Non, je refuse que cela meure un jour...


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