samedi 11 juin 2011

"Femmes damnées (Delphine et Hippolyte)" de Baudelaire

Ce magnifique poème du grand Charles (deux pléonasmes dans ma phrase, pas mal) a été retiré de l’édition de 1857 des Fleurs du mal à la suite du jugement intenté à notre ami Charlot (pour les intimes), et fait donc partie des fameuses « pièces condamnées », car jugée scabreuse et immorale par les juges.

(au passage, force est de constater que cette époque est heureusement révolue, hein ! Ce n'est pas de nos jours que, par exemple, des associations bien-pensantes et franchement inquisitrices comme SOS racisme ou la LDH de mes deux traîneraient un auteur devant le tribunal en exigeant la censure de son œuvre parce qu'il a osé développer des thèses allant à l'encontre de leur confort intellectuel. Non bien-sûr, cela ne peut plus exister... mais fermons cette parenthèse qui gêne mon propos principal) voilà.

Donc disais-je avant cette petite digression innocente, cette pièce, vue comme obscène, car centrée sur l’évocation de l’homosexualité féminine, sujet toutefois assez répandu dans la littérature du milieu du dix-neuvième siècle, regorge en fait d'une beauté mélancolique et tragique qui ne peut laisser indifférents les amoureux de notre langue, surtout quand Baudelaire l'utilise à merveille pour s'emparer des thèmes de l'amour, de la passion dévorante, du remord, de la solitude, de la perdition (et je me dis que je vais bientôt faire des phrases aussi longues que celles de petit Marcel, donc je m’arrête là , déjà que je n'ai pas beaucoup de lecteurs, et il faudra aussi que je m’entraîne à écrire des parenthèses moins longues...). D'ailleurs à titre personnel je suis particulièrement touché par les vers suivants qui vibrent d'une splendeur mystérieuse :

Mes baisers sont légers comme ces éphémères
Qui caressent le soir les grands lacs transparents,

et

Et fuyez l'infini que vous portez en vous!

Le poème met en scène Hippolyte, jeune ingénue se donnant à l’expérimentée Delphine, et tandis que la première confie à son amante son inquiétude et ses tourments d'avoir commis une faute si délicieuse, la seconde tente de la convaincre qu'il est vain de chercher des tourments dans l'amour (« Qui donc devant l'amour ose parler d'enfer ? ») et que l’abandon aux délices, même (et surtout?) interdites, est la meilleure des philosophies.
Le poème se termine par cinq quatrains dans lesquels Baudelaire décrit le châtiment qui attend celles qui ont osé briser ce tabou de la passion défendue : la mise au ban de la société des hommes d’êtres assimilés à des bêtes sauvages (À travers les déserts courez comme les loups).
Cependant si à la première lecture de cette conclusion Charlot semble approuver cette « damnation », le dernier vers (Et fuyez l'infini que vous portez en vous!) montrerait au contraire que notre ami (oui nous sommes très proches!) est conscient de la grande humanité que ces femmes cachent en elles. Il fait d'ailleurs écho au « Et les urnes d'amour dont vos grands cœurs sont pleins » qui constitue justement la conclusion de l'autre pièce intitulée « Femmes damnées ».

Mais j’arrête là mon bavardage assommant qui endort jusqu'à son propre auteur, et je vous laisse savourer, comme un puissant et profond Nuits Saint Georges (il faudra d'ailleurs que j'evoque le theme du vin dans les Fleurs du Mal), ces vers somptueux :

À la pâle clarté des lampes languissantes,
Sur de profonds coussins tout imprégnés d'odeur
Hippolyte rêvait aux caresses puissantes
Qui levaient le rideau de sa jeune candeur.

Elle cherchait, d'un oeil troublé par la tempête,
De sa naïveté le ciel déjà lointain,
Ainsi qu'un voyageur qui retourne la tête
Vers les horizons bleus dépassés le matin.

De ses yeux amortis les paresseuses larmes,
L'air brisé, la stupeur, la morne volupté,
Ses bras vaincus, jetés comme de vaines armes,
Tout servait, tout parait sa fragile beauté.

Étendue à ses pieds, calme et pleine de joie,
Delphine la couvait avec des yeux ardents,
Comme un animal fort qui surveille une proie,
Après l'avoir d'abord marquée avec les dents.

Beauté forte à genoux devant la beauté frêle,
Superbe, elle humait voluptueusement
Le vin de son triomphe, et s'allongeait vers elle,
Comme pour recueillir un doux remerciement.

Elle cherchait dans l'oeil de sa pâle victime
Le cantique muet que chante le plaisir,
Et cette gratitude infinie et sublime
Qui sort de la paupière ainsi qu'un long soupir.

— «Hippolyte, cher coeur, que dis-tu de ces choses?
Comprends-tu maintenant qu'il ne faut pas offrir
L'holocauste sacré de tes premières roses
Aux souffles violents qui pourraient les flétrir ?

Mes baisers sont légers comme ces éphémères
Qui caressent le soir les grands lacs transparents,
Et ceux de ton amant creuseront leurs ornières
Comme des chariots ou des socs déchirants;

Ils passeront sur toi comme un lourd attelage
De chevaux et de boeufs aux sabots sans pitié...
Hippolyte, ô ma soeur! tourne donc ton visage,
Toi, mon âme et mon coeur, mon tout et ma moitié,

Tourne vers moi tes yeux pleins d'azur et d'étoiles!
Pour un de ces regards charmants, baume divin,
Des plaisirs plus obscurs je lèverai les voiles,
Et je t'endormirai dans un rêve sans fin!»

Mais Hippolyte alors, levant sa jeune tête:
— «Je ne suis point ingrate et ne me repens pas,
Ma Delphine, je souffre et je suis inquiète,
Comme après un nocturne et terrible repas.

Je sens fondre sur moi de lourdes épouvantes
Et de noirs bataillons de fantômes épars,
Qui veulent me conduire en des routes mouvantes
Qu'un horizon sanglant ferme de toutes parts.

Avons-nous donc commis une action étrange ?
Explique, si tu peux, mon trouble et mon effroi:
Je frissonne de peur quand tu me dis: 'Mon ange!'
Et cependant je sens ma bouche aller vers toi.

Ne me regarde pas ainsi, toi, ma pensée!
Toi que j'aime à jamais, ma soeur d'élection,
Quand même tu serais une embûche dressée
Et le commencement de ma perdition!»

Delphine secouant sa crinière tragique,
Et comme trépignant sur le trépied de fer,
L'oeil fatal, répondit d'une voix despotique:
— «Qui donc devant l'amour ose parler d'enfer ?

Maudit soit à jamais le rêveur inutile
Qui voulut le premier, dans sa stupidité,
S'éprenant d'un problème insoluble et stérile,
Aux choses de l'amour mêler l'honnêteté!

Celui qui veut unir dans un accord mystique
L'ombre avec la chaleur, la nuit avec le jour,
Ne chauffera jamais son corps paralytique
À ce rouge soleil que l'on nomme l'amour!

Va, si tu veux, chercher un fiancé stupide;
Cours offrir un coeur vierge à ses cruels baisers;
Et, pleine de remords et d'horreur, et livide,
Tu me rapporteras tes seins stigmatisés...

On ne peut ici-bas contenter qu'un seul maître!»
Mais l'enfant, épanchant une immense douleur,
Cria soudain: — «Je sens s'élargir dans mon être
Un abîme béant; cet abîme est mon coeur!

Brûlant comme un volcan, profond comme le vide!
Rien ne rassasiera ce monstre gémissant
Et ne rafraîchira la soif de l'Euménide
Qui, la torche à la main, le brûle jusqu'au sang.

Que nos rideaux fermés nous séparent du monde,
Et que la lassitude amène le repos!
Je veux m'anéantir dans ta gorge profonde,
Et trouver sur ton sein la fraîcheur des tombeaux!»

— Descendez, descendez, lamentables victimes,
Descendez le chemin de l'enfer éternel!
Plongez au plus profond du gouffre, où tous les crimes
Flagellés par un vent qui ne vient pas du ciel,

Bouillonnent pêle-mêle avec un bruit d'orage.
Ombres folles, courez au but de vos désirs;
Jamais vous ne pourrez assouvir votre rage,
Et votre châtiment naîtra de vos plaisirs.

Jamais un rayon frais n'éclaira vos cavernes;
Par les fentes des murs des miasmes fiévreux
Filtrent en s'enflammant ainsi que des lanternes
Et pénètrent vos corps de leurs parfums affreux.

L'âpre stérilité de votre jouissance
Altère votre soif et roidit votre peau,
Et le vent furibond de la concupiscence
Fait claquer votre chair ainsi qu'un vieux drapeau.

Loin des peuples vivants, errantes, condamnées,
À travers les déserts courez comme les loups;
Faites votre destin, âmes désordonnées,
Et fuyez l'infini que vous portez en vous!

13 commentaires:

  1. Poème qui a été très bien mis en musique par Damien Saez (petit con bien pensant par ailleurs, mais là il a assuré).

    "Qui donc devant l'amour ose parler d'enfer ?" est un vers qui m'a marqué, de ces vers qui renferme une profonde réflexion, et sur lesquels on peut se pencher pour méditer, au-delà de leur beauté formelle...

    RépondreSupprimer
  2. Ce vers, "Qui donc devant l'amour ose parler d'enfer ?”, par son opposition amour/enfer me fait penser à cet extrait de “Semper Eadem”, toujours de “Lui” (non, pas Alain Delon) :

    “Quand notre cœur a fait une fois sa vendange
    Vivre est un mal, c'est un secret de tous connus”

    De toutes façons Charlot a tellement su parler d'amour, de remords et de mélancolie, bref de tout ce qui tourne autour de la passion qu'il faudrait citer toutes les “Fleurs du mal”

    Je ne connais pas Damien Saez, je vais voir ce qu'il vaut, même si j'avoue ne pas être très patient avec les bien-pensants (et les petits cons en général)

    RépondreSupprimer
  3. J aime beaucoup ton style d écriture. L intro est géniale. Ça m est très utile (mais je n arrive pas à comprendre ton engouement pour les fleurs du mal)

    RépondreSupprimer
  4. "le coeur a ses raisons que la raison ne connaît pas" aurait dit un Blaise célèbre, et de ce fait, je conçois très bien qu'une œuvre donnée paraisse absolument géniale à certains et complétement plate et soporifique à d'autres sans pouvoir l'expliquer avec des arguments précis et rigoureux. De ce fait, si pour moi Baudelaire reste un génie, je comprends que d'autres n'accrochent pas.
    Ainsi, par exemple, j'avoue ne pas aimer Proust et trouver sa lecture ennuyeuse (j'ai lu le premier tome de la "Recherche" et ne pense pas poursuivre...), et pourtant il est considéré comme un immense écrivain. c'est ainsi...!

    Et merci pour les encouragements!

    RépondreSupprimer
  5. Amoureuse et intéressante réflexion sur ce sublime Poème. Pourriez vous me dire l'image que vous suggère
    Et ne rafraichira la soif de l'Euménide et le vers suivant ? J'envisage de le mettre en ligne, mais il me manque cette image. Si vous cela vous tente, j'ai déjà en ligne sur youtube FEMMES DAMNÉS : Compliments et merci FT

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Bonjour, intéressante question que vous posez là. Les Euménides étant les divinités du remord pour les anciens Gres, je pense qu'il faut comprendre le vers comme l'évocation de la culpabilité qui vous tenaille proportionnellement à l'ampleur de la faute délicieuse que vous pensez avoir commise. Il ne faut pas oubier que Baudelaire est le poète de "la volonté de monter et de la joie de descendre", c'est-à-dire de ce tiraillement incessant entre la tentation et le désir de s'élever.

      Supprimer
  6. Je vous remercie vivement de ce renvoi d'ascenseur- descendeur. Qui me conforte dans le sentiment qu'ici la petite, en dépit d'une "immense douleur", se consacre toute entière et sans réserve dans les vers suivants, à ce que nos semblables, nos frères nomment "descente" ou chute et rechutes --contrairement à ce que cette douleur m'avait fait craindre en raison du "Mais" du vers 74... qui n'est donc pas restrictif Mais bien positif. Ouf ! Il ne lui enlève rien de la légitimité de son désir de l'Amour et donc de la Vie. "--Qui a créé le Monde ? -- l'Amour !" viens-je d'entendre rappeler à la radio par JC Carrière --et JC aurait dit Soyez des hommes de désir...

    Merci et compliments...et fraternité ! ! ! ! ! !

    RépondreSupprimer
  7. Bonsoir..,j'avance dans mon étude et "Rien ne rassasiera.. etc me parait maintenant clair comme revendication de son droit à ces ébats. Mais je bloque sur "On ne peut ici bas..." je ne vois pas quelle est son intention ou stratégie en en appelant à cette scie ou le sens qu'elle lui donne. Merci À + FT

    RépondreSupprimer
  8. Bonsoir, par le vers "On ne peut ici bas contenter qu'un seul maître", j'imagine que Baudelaire veut dire que dans cette dualité (désir de monter, joie de descendre), il faut choisir une bonne fois pour toutes : ou ne regarde que vers le ciel, ou on accepte les délices de la tentation, mais poursuivre les deux à la fois n'est que pure chimère...

    RépondreSupprimer
  9. Quelle interprétation intéressante !

    RépondreSupprimer